Preface par Ph. Villard
Preface par Philippe Villard
Département de science politique, Université Concordia
Les politiques publiques
de Pierre Muller, Paris, Presses universitaires de France,
2009 [8e éd.], 128 p.
La huitième édition de l’ouvrage Les politiques publiques témoigne de l’intérêt toujours aussi manifeste en science politique pour l’étude des politiques publiques. Rédigé par le politologue français Pierre Muller, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifi que et enseignantchercheur à l’Institut d’études politiques de Paris, ce livre se propose de faire un point rapide sur l’état des connaissances théoriques relatives à l’analyse des politiques publiques et, surtout, de présenter en détail l’analyse cognitive des politiques publiques, par le biais de ses concepts, de ses principaux résultats de recherche et de sa méthodologie. Au fi nal, l’objet de ce livre est de présenter au lecteur une théorie de l’État en action.
Les deux premiers chapitres sont consacrés à l’appréhension del’objet « politiques publiques » et à la manière de les saisir et de les comprendre. Pour l’auteur, la source des politiques publiques contemporaines remonte au XIXe siècle, avec la division du travail social et le regroupement des identités professionnelles par secteurs, bref, avec le passage d’une logique de territoire à une logique de secteur. Les politiques publiques constituent alors « le moyen de gérer les antagonismes intersectoriels » (p. 12). Si elles sont portées par des acteurs, P. Muller met en avant l’importance de deux déconstructions successives pour les analyser. Il s’agit d’une part de déconstruire l’image que les acteurs qui ont participé au processus conduisant à une politique publique veulent donner d’eux-mêmes en décodant les logiques administratives à l’oeuvre.
La définition et la mise en action d’une politique publique relèvent en effet de cercles de décisions qui nécessitent la coopération de plusieurs types d’acteurs, et, en ce qui concerne la France, on note deux types d’acteurs clés : les cabinets ministériels, d’une part, qui centralisent la fonction décisionnelle et les grands corps de l’État, d’autre part (Inspection des Finances, corps des Ponts et Chaussées, etc.), dont les réseaux sont un facteur de mise en cohérence de politiques publiques et qui jouent un rôle de médiateurs privilégiés entre la société civile et le pouvoir politique en exerçant un contrôle sur le programme politique. La deuxième déconstruction est relative aux réseaux de politiques publiques, constituant souvent des forums qui sont les lieux de production de sens nécessaire à la défi nition d’une politique publique.
Le troisième chapitre occupe une place centrale dans l’ouvrage de P. Muller. Il y présente la théorie qu’il a contribué à forger et qu’il porte depuis la publication de L’État en action1, l’analyse cognitive des politiques publiques. En entendant par politiques publiques la « tentative d’agir sur
un domaine de la société [… qui] passe par la défi nition d’objectifs […] qui vont eux-mêmes être défi nis à partir d’une représentation du problème, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre » (p. 58-59), l’auteur leur donne une dimension réellement cognitive : plus qu’un simple processus décisionnel, elles deviennent le lieu où se construit à la fois un rapport au monde et un rapport d’une société avec elle-même.
L’élaboration d’une politique publique passe par la mise en forme d’une image cognitive : une représentation du réel et une vision du monde qui constituent le référentiel de la politique. Le référentiel est à la fois un processus cognitif qui permet de comprendre tout en simplifi ant le réel et un processus prescriptif qui permet d’agir sur lui. C’est une structure de sens qui articule quatre niveaux de perception du monde : des valeurs (le cadre global structurant l’action publique), des normes (l’écart entre réel perçu et réel souhaité), des algorithmes (des relations causales de types « si…, alors… ») et des images (des raccourcis cognitifs qui font sens immédiatement) (p. 61-62). P. Muller défi nit alors un référentiel global, qui est une représentation générale autour de laquelle s’ordonnent et se hiérarchisent les différentes représentations sectorielles, les référentiels sectoriels.
Une politique publique permet ainsi d’harmoniser un référentiel sectoriel avec le référentiel global. C’est à ce stade qu’apparaissent les « médiateurs », acteurs clés en nombre limité qui font le lien entre les deux espaces d’action et de production de sens, le global et le sectoriel, et qui participent à la transformation d’un référentiel sectoriel appelant un changement de politique publique relative au secteur donné. Le processus de construction d’un référentiel sectoriel est caractérisé par l’auteur comme étant à la fois une prise de parole, de production de sens, et une prise de pouvoir, par ces médiateurs, au sein du secteur de politiques publiques concerné.
L’auteur s’attaque ensuite à l’épineuse question du changement dans les politiques publiques. Par le biais de l’analyse cognitive des politiques publiques, il émet trois propositions permettant de l’appréhender. En premier lieu, une politique publique est le fruit d’un désajustement entre
les secteurs ou les sous-systèmes constituant une société. En deuxième lieu, l’ampleur de ce désajustement s’exprime par la plus ou moins grande adéquation des logiques sectorielles au référentiel global. Enfi n, l’objet des politiques est d’adapter les caractéristiques du secteur pour qu’elles correspondent à ce qu’elles devraient être pour être en adéquation avec la vision globale. P. Muller défi nit ainsi le concept de « rapport global/sectoriel » exprimant la place et le rôle du secteur dans la société globale, rapport constituant également l’objet des politiques publiques. L’observation de ce rapport global/sectoriel pour un secteur donné peut alors permettre de prédire un éventuel changement de politiques publiques. Pour conclure ce chapitre, deux exemples sont détaillés, les changements dans la politique agricole française dans les années 1960 et dans la politique aéronautique civile, avec l’émergence d’Airbus Industrie, offrant une vérifi cation empirique concluante de l’approche cognitive présentée dans l’ouvrage.
L’avant-dernier chapitre est consacré aux éléments d’une stratégie de recherche. Dans cette partie, P. Muller présente les questionnements qui jalonnent une étude de politiques publiques et défi nit dix étapes d’une démarche de recherche conduisant à la rédaction d’un rapport, d’un mémoire ou d’une thèse qui analyse une ou des politiques publiques. Cette démarche fait place aux méthodes qualitatives et comprend une étape consacrée aux entretiens avec les acteurs de la décision étudiée pour décoder leur action et recueillir une interprétation des faits. Cette étape est précédée d’un dépouillement systématique de la littérature spécialisée et de la presse, permettant de vérifi er les informations recueillies en entretien et de ne pas s’en tenir au seul discours délivré par les interviewés.
Enfin, dans le dernier chapitre, l’auteur détaille trois enjeux qui permettent de saisir l’action publique dans la France contemporaine. Il s’agit, d’une part, du processus d’intégration européenne, qui favorise l’émergence d’un espace de représentation au niveau communautaire et
non plus national et qui entraîne un phénomène d’européanisation des politiques publiques, et, d’autre part, de la redécouverte de la dimension locale des politiques et de l’émergence de nouveaux espace de gouvernance locale. En ce qui concerne le dernier enjeu, l’auteur avance la
transformation du référentiel global, avec la montée en puissance d’un référentiel de marché. Depuis la fin des années 1970, avec le recentrage de l’État sur ses fonctions de régulation économique et sociale, l’affi rmation d’un paradigme néolibéral et l’imbrication des politiques nationales dans les contraintes globales, européennes et locales, on assiste en effet à la redéfi nition du référentiel global autour des valeurs du marché, ce qui entraîne un processus de remise en sens de toutes les politiques sectorielles, à des rythmes différents selon les secteurs et les pays.
Au final, Les politiques publiques de Pierre Muller est un livre extrêmement utile pour tous les analystes des politiques publiques dans la mesure où, outre une grille cognitive, il met en avant une véritable théorie de l’action publique et montre bien en quoi les idées qui influencent les politiques publiques sont élaborées et portées par des acteurs. La principale diffi culté qui se présente réside dans la généralisation théorique du modèle présenté par l’auteur, tant il s’incarne dans les spécifi cités françaises (poids des grands corps, rôle des cabinets), mais cette diffi culté n’est pas un obstacle insurmontable, puisque Pascale Dufour, Alexandra Dobrowolsky,
Jane Jenson, Denis Saint-Martin et Deena White2 ont repris et appliqué ce modèle avec succès au cas de l’investissement social au Canada. Cet ouvrage est donc un incontournable de l’analyse des politiques publiques.
1. Bruno Jobert et Pierre Muller, 1987, Paris, Presses universitaires de France.
Politique et Sociétés, vol. 28, no 3, 2009 218-220
2. « L’investissement social au Canada. Émergence d’un référentiel global sous
tension », dans Olivier Giraud et Philippe Warin, 2008, Politiques publiques
et démocratie, Paris, La Découverte